Juin 2022 – Certification obligatoire en anglais dans l’enseignement supérieur français : c’était une attaque au plurilinguisme !
En avril 2020, le Cercle Européen Pierre Werner s’inquiétait des nouvelles dispositions adoptées par le gouvernement français mettant en cause le plurilinguisme si cher à la Grande Région (voir communiqué d’avril 2020 sur ce site).
En juin 2022, Florence Soriano-Gafiuk, Professeur des universités (Université de Lorraine), nous informe que « son combat » – avec l’appui d’autres universités françaises – s’achève par la victoire des défenseurs du plurilinguisme.
Le Cercle Européen Pierre Werner a soutenu les actions qu’elle a menées en France et a sensibilisé en 2020 les acteurs politiques belges et luxembourgeois de même que les associations impliquées dans la Grande Région.
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Dans le dossier de presse sur le projet de loi de finances 2020 de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation paru le 26 septembre 2019, le Premier Ministre français annonce sa volonté de subordonner la délivrance des diplômes de 1er cycle de l’enseignement supérieur à la simple passation d’une « évaluation externe » en langue anglaise – sans condition de résultat ou de niveau minimal.
Cette volonté est confirmée une première fois par l’article 12 de l’arrêté du 6 décembre 2019 pour les licences professionnelles, une seconde fois par l’arrêté du 3 avril 2020 pour les licences et pour les diplômes universitaires de technologie, et une troisième fois par le décret du 3 avril pour les BTS.
Comme, en France, la plupart des formations de l’enseignement supérieur sont monolinguistiques, l’obligation de certification en anglais exclut de fait toute possibilité de choix alternatif d’une autre langue de l’Union européenne.
Septembre 2019 – Février 2020. La sidération. Des acteurs de la communauté universitaire manifestent des élans de protestation (communiqués d’associations nationales ou de conférences de doyens, motions de conseil d’administration, pétitions diligentées par des syndicats ou par des collectifs divers…).
Quelques rares parlementaires interpellent le gouvernement. Inquiète, je décide de consacrer une heure quotidienne à ce combat. Un député mosellan, fortement engagé dans le bilinguisme franco-allemand, répond même : « L’allemand et l’anglais ne doivent pas être en concurrence, mais doivent être complémentaires. Les opposer serait contreproductif ». Les défenseurs du bilinguisme mesurent avec stupéfaction combien les déclarations du Premier Ministre sont restées inaperçues : ni les inspections, ni la région du Grand Est ne connaissent les textes récriminés.
Une nouvelle opération de communication en direction du terrain est lancée. Les soutiens politiques sont encore rares, mais, au fil des jours et des appels, ils deviennent de plus en plus présents. Des élus de premier plan des paysages lorrain et alsacien prennent enfin position en faveur du mouvement.
Mars 2020. La crise. Le 17 mars 2020, tous les Français sont confinés.
La Moselle et l’Alsace, particulièrement touchées par la crise sanitaire, comptent leurs premiers morts. Les personnalités politiques sont désormais engagées à 100% contre la propagation de la pandémie de la Covid-19.
Le combat contre les arrêtés « englisch über alles » est brutalement stoppé.
Avril-mai 2020. La colère. L’arrêté et le décret du 3 avril portant sur la suprématie de l’anglais dans toutes les filières de l’enseignement supérieur dégagent soudainement une odeur morbide.
Le ressenti des acteurs de la région Grand Est devient indescriptible. Le maire d’une commune du pays messin s’exclame « Mais quelle mouche a bien pu les piquer ?». A ce moment-là, tout repart avec une nouvelle intensité.
L’Alsace devient plus offensive : le député Patrick Hetzel prend les rênes et rédige une résolution qui est signée par treize parlementaires alsaciens. La journaliste Florence Grandon de la chaîne télévisée France 3 Alsace compose un reportage très complet.
En Lorraine, un groupe de dix parlementaires lorrains, représentatif d’une large palette de sensibilités politiques, se fédère autour du député Fabien Di Filippo. De multiples initiatives individuelles et collectives s’enchaînent : de nouveaux visages apparaissent et, avec eux, de nouveaux communiqués de presse.
Le député mosellan qui refusait de s’engager reconsidère son positionnement pour enfin adopter une posture offensive. Les associations de défense du bilinguisme, mosellanes et alsaciennes, tentent de trouver un soutien auprès de nos voisins allemands.
Consulté, un homme politique allemand réagit : « Einen Brief an die drei Ministerpräsidenten[1]? Um es deutlich zu sagen: Die Chancen, etwas zu erreichen, sind zu 100% gleich NULL. Die Ministerpräsidenten werden jegliche Intervention mit dem Hinweis ablehnen, sie möchten sich nicht in die inneren Angelegenheiten Frankreichs einmischen. Man will die deutsch-französische Freundschaft nicht belasten, schon gar nicht mit Themen wie dem Deutschunterricht in Elsass-Lothringern (..). Wenn hier etwas möglich ist, dann nur sehr diskret im persönlichen Kontakt zwischen Politikern, die sich kennen, auf informellem Weg, gewissermaßen unter Ausschluß der Öffentlichkeit (..). Kurzum: Das Thema berührt politisch vermintes Gelände.“
Au Luxembourg, Daniel Hussin, Président du Cercle Européen Pierre Werner, se révèle être un allié particulièrement réactif, envoyant nombre de messages d’alerte en direction d’autorités luxembourgeoises, belges, mais aussi de la Grande Région.
Richard Weiss, président fondateur des écoles A.B.C.M. Zweisprachigkeit, effectue un important de travail de circulation de l’information de part et d’autre de la frontière. A l’initiative de l’association Alsace + Moselle (présidée par Bernard Stoessel) et du conseil de développement du Pays de Sarreguemines Bitche (présidé par moi-même), une tribune est lancée. Une semaine plus tard, la liste des pétitionnaires compte 188 personnalités, dont 137 élus politiques français et 24 élus politiques allemands. Les médias allemands n’hésitent plus à s’emparer du dossier. Le 14 mai 2020, un jounaliste du Frankfurter Allgemeine Zeitung commente : „Ich hatte das Thema Englischzertifikat auch gegenüber Minister Blanquer angesprochen. Er antwortete ausweichend und sagte, er müsse mit der Hochschulministerin darüber reden. Wenn ich ihn richtig verstanden habe, ist er sich der möglichen « Kollateralschäden » auf den Deutschunterricht in den Schulen erst durch die Protestbriefe bewusst geworden.“
Au niveau national, les associations sont de plus en plus offensives. Le réseau des vice-présidents d’université, en charge de la formation et de la vie universitaire, s’agite face aux difficultés de mise en œuvre de la passation de la certification. La conférence des Présidents d’Université parvient enfin à prendre position contre la certification obligatoire en anglais.
Automne 2020. La voie juridique. Deux recours devant le Conseil d’Etat sont déposés. Le premier recours s’organise autour de Nicolas Molle, directeur de l’UFR LANSAD[2] à l’université de Lorraine, et est porté par quinze associations nationales. Monsieur Molle écrit : « Dès sa parution, l’ensemble de la communauté universitaire et scientifique s’est opposé à ce décret, dénonçant entre autres :
- une atteinte au plurilinguisme au sein des universités par la seule obligation de l’anglais et, de ce fait, un appauvrissement des profils des étudiants en termes de langues vivantes.
- le financement d’organismes privés par de l’argent public pour l’obtention d’un diplôme national public (..).
- le dessaisissement de la politique linguistique des universités au profit de sociétés privées.»
Le second recours a été porté par quatre associations alsaciennes et mosellanes et s’appuie sur le Traité de coopération et d’intégration franco-allemandes d’Aix la Chapelle du 22 janvier 2019, dans lequel « l’Etat français s’est engagé à développer l’apprentissage de la langue allemande, afin d’accroître le nombre d’élèves étudiant cette langue en vue de la réalisation de l’objectif du bilinguisme dans les territoires frontaliers ».
Juin 2022. Le soulagement. Nicolas Molle annonce : « Le 7 juin, après quasiment deux ans d’instruction, le Conseil d’Etat a rendu sa décision et a annulé le décret et l’arrêté du 3 avril 2020. En effet, les juges ont suivi les conclusions du rapporteur public et ont considéré que le décret attaqué méconnaissait le deuxième alinéa de l’article L. 613-1 du code de l’éducation. En d’autres termes, le décret est frappé d’illégalité car « seuls les établissements accrédités par l’État peuvent délivrer les diplômes nationaux conduisant à l’obtention de grades ou de titres universitaires », ce qui exclut de fait les certifications issues de structures privées. »
L’affaire qui s’achève par la victoire des défenseurs du plurilinguisme, donne une couleur particulière aux lignes de Johann Wolfgang von Goethe : „Es bleibt einem jeden immer noch so viel Kraft, das auszuführen, wovon er überzeugt ist.“
Florence SORIANO-GAFIUK
Professeure des Universités
Université de Lorraine
[1] Les Ministres Présidents des trois Länder : la Sarre, la Rhénanie-Palatinat et le Bade-Wurtemberg.
[2] UFR LANSAD : Unité de Formation et de Recherche Langues pour les Spécialistes d’Autres Disciplines